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Covid-19 : une géopolitique des émotions et des perceptions

Updated: Jun 20

Article du Professeur Gilles-Emmanuel Jacquet

Editor In Chief at SHR - Security & Human Rights Association


(J'ai invitée le professeur Gilles-Emmanuel Jacquet, un ami avec qui j'ai eu le plaisir de travailler pendant environ 3 ans pour nous parler d'un sujet très important - La Géopolitique des Émotions. Il a accepté l'invitation et je lui en suis éternellement reconnaissante. Le professeur Gilles-Emmanuel Jacquet a une voie très intéressante, étant donné qu'en plus de son activité de professeur sur Genève et à l'étranger, il est quelqu'un qui visite de nombreux pays en guerre ou ayant des problèmes de sécurité, à savoir la Syrie, l'Afghanistan, entre beaucoup d'autres. Il connaît cette réalité mieux que quiconque et il est définitivement une référence à prendre en compte dans le secteur de l'enseignement géopolitique.

Je vous envoie ensuite son dernier article qu'il a eu la gentillesse de partager.

Merci infiniment, Gilles!)

Maria Clara Alves




21/04/2020

Gilles-Emmanuel Jacquet


"L'irruption de la pandémie de Covid-19 a surpris de nombreux gouvernements et ses conséquences sanitaires, socio-économiques et politiques ont révélé de nombreuses problématiques comme celle de la préparation des gouvernements et des citoyens à faire face à cette crise. La perception par les citoyens des mesures prises par leurs gouvernements comme le confinement et leur vécu de cette expérience a varié selon les pays, régions ou cultures et semble dessiner une sorte de géopolitique des émotions. Dans de nombreux pays d'Europe occidentale une telle situation exceptionnelle n'avait pas été vue depuis très longtemps. Les critiques visant la réponse apportée par certains gouvernements ou leur manque de préparation, le nombre de décès imputables au Covid-19, le manque de solidarité entre États membres de l'UE, l'afflux d'informations, les mesures de confinement et la pénurie temporaire de certains produits ont créé un contexte angoissant pour de nombreuses personnes qui n'avaient jamais été confrontées à une telle situation auparavant.


Des mécanismes psychologiques et réflexes humains de survie, survenant à de rares occasions parmi les sociétés d'Europe occidentale, sont réapparus et ont pu créer un sentiment de crainte généralisée. La présence renforcée de forces de police contrôlant le respect des mesures de confinement et la mobilisation d'unités militaires afin de soutenir les hôpitaux et le personnel médical sont l'indicateur d'une situation sérieuse et exceptionnelle, qui peut aussi être vécue comme particulièrement angoissante pour de nombreuses personnes qui n'y ont jamais fait face. Ce contexte renvoie également à des craintes collectives et un imaginaire populaire négatif pouvant varier selon les pays, les régions ou les cultures. La France, la Grande Bretagne, l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne ont connu des périodes de catastrophes naturelles ou industrielles et de crises environnementales (catastrophe de Seveso en 1976, naufrage du pétrolier Amoco Cadiz en 1978, conséquences de l'incident nucléaire de Tchernobyl en 1986...) ainsi que des vagues d'attaques terroristes (« années de plomb » en Italie, Espagne, Allemagne dans les années 1970, attentats du FLNC en Corse ou du GIA en France en 1995...).


Les crises sanitaires ont la particularité de réveiller un imaginaire et des peurs liés aux anciennes pandémies comme la « peste noire » du milieu du XIVème siècle ou la « grippe espagnole » de 1918-1920, qui ont causé plusieurs millions de morts en Europe. Le VIH a également suscité de très fortes angoisses suite à son apparition au début des années 1980 et aux millions de décès qu'il a causé dans le monde. La virulence et le taux de létalité ainsi que les aspects « spectaculaires » des effets de certains virus ou bactéries frappent particulièrement l'imaginaire collectif, comme ce fut le cas avec le virus Ebola découvert en 1976 en République Démocratique du Congo et qui toucha l'Afrique de l'Ouest en 2013-2015. Quelques jours après les attentats du 11 septembre, qui avaient déjà causé une certaine stupeur tant aux États-Unis qu'ailleurs dans le monde, l'automne 2001 avait été marqué par des cas d' « attaques » avec des lettres contenant des spores du bacille du charbon (aussi connu sous le nom d'anthrax) ou une substance supposée y ressembler. Cet épisode avait sérieusement ralenti l'activité des services postaux et suscité, comme tout ce qui touche à la menace du bioterrorisme, de fortes craintes.


La pandémie actuelle de Covid-19 représente une menace sanitaire et économique sérieuse pour la majorité des pays du monde et a causé de nombreux décès (136 320 morts au 16 avril 2020) [1] mais elle n'est pas une nouveauté. L'épidémie de SRAS de 2002-2004 avait touché de nombreux pays d'Asie et du Pacifique, d'Amérique du Nord et du Sud ainsi que d'Europe alors que l'Afrique était restée relativement épargnée. Au niveau mondial, 8098 cas de personnes infectées avaient été signalés et on avait compté 774 morts. [2] La pandémie de grippe A (H1N1) de 2009-2010 eut une portée mondiale comparable à celle du Covid-19, infectant 60,8 millions de personnes (de 43,3 à 89,3 millions pour les estimations basse et haute) et tuant de 151 700 à 575 400 personnes. [3]


Les divers effets et conséquences de la pandémie de Covid-19 ont amené de nombreux débats sur l' « après-pandémie », la remise en question du mode de vie ou de consommation des sociétés occidentales ou industrialisées ainsi que l'idée de résilience. Les sociétés occidentales ou industrialisées semblent matériellement ou financièrement mieux préparées que les pays les plus pauvres ou en développement pour faire face aux conséquences de la pandémie actuelle. Ces sociétés semblent plus résilientes au niveau de leur structure mais des questions se sont posées par rapport aux services hospitaliers qui ont été dépassés par l'ampleur de la crise, notamment à cause de moyens matériels, humains et financiers qui ont été réduits au fil des ans. Dans les pays en développement les mesures de confinement ont eu de graves répercussions sociales et économiques, en particulier sur les catégories les plus pauvres de la population. [4] Une note diplomatique du Centre d'Analyse, de Prévision et de Stratégie du Quai d'Orsay a même évoqué le risque de voir des États africains s'effondrer face aux troubles causés par le Covid-19. [5]



La capacité des États à répondre efficacement ou pas à la pandémie a aussi joué un rôle important dans ce phénomène de craintes collectives. La France a fait face à une situation perçue comme particulièrement critique, nécessitant notamment la mise en place par le Service de santé des armées d'un hôpital de campagne à Mulhouse, une mesure exceptionnelle et une image forte dans un pays en paix depuis 1945. L'arrivée en Italie de médecins cubains et chinois puis le déploiement d'unités médicales de l'armée russe à Bergame furent des symboles encore plus forts, près de 30 ans après la fin de la Guerre froide. Bien que l'Allemagne ait pris en charge des patients italiens et la Pologne envoyé des médecins à Brescia, ces événements ont pu donner l'impression d'une Europe désunie ou plus faible qu'elle ne le prétendait, renforçant ainsi un sentiment d'insécurité existant parmi une partie de la population.


A l'inverse, dans certains pays asiatiques comme la Corée du Sud, le Japon ou Taïwan le Covid-19 a été contenu avec bien plus de succès, ce qui renvoie une image rassurante mais ne signifie pas pour autant que cette pandémie n'a pas créé d'inquiétudes au sein d'une partie de la population de ces pays. L'organisation, les valeurs et la culture de ces sociétés renvoient également une image d'efficacité, de discipline et de capacité à gérer de manière organisée certaines crises majeures puis à les surmonter. Le Japon, qui n'a pas seulement fait face au tsunami et à la catastrophe de Fukushima en 2011 mais qui est aussi fréquemment confronté à des tremblements de terre, dispose d'un niveau de développement technologique et médical qui devrait lui permettre de faire face au Covid-19. De même, la sensibilisation des citoyens aux situations d'urgence et leur esprit civique très fort sont des facteurs facilitant théoriquement la mise en œuvre de mesures sanitaires même contraignantes. A l'origine l'épidémie semblait avoir été jugulée mais sa propagation reprit, plaçant le Japon dans une situation difficile : les hôpitaux sont débordés et l'ensemble du pays a été mis en état d'urgence mais il est vrai que la situation y est bien moins critique qu'aux États-Unis ou en Italie (au Japon on comptait plus de 10 000 cas de personnes infectées et près de 200 morts au 20 avril 2020). [6]


Les autorités des pays les moins développés sont généralement considérées comme les moins préparées à faire face à des situations de catastrophe naturelle ou de crise sanitaire mais il ne faut pas perdre de vue que des agences ou programmes des Nations Unies ainsi que des organisations non-gouvernementales opèrent depuis de nombreuses années dans ces pays et assistent les populations locales. Celles-ci, en particulier dans les pays africains ayant traversé de nombreuses crises humanitaires et conflits armés, font également preuve d'une grande résilience et ont l'habitude de faire face à des situations d'urgence, notamment sanitaire, comme ce fut le cas lors de l'épidémie de virus Ebola en Afrique de l'Ouest."


Gilles-Emmanuel JACQUET



Notes :


[1] « Situation update worldwide, as of 16 April 2020 », European Centre for Disease Prevention and Control :https://www.ecdc.europa.eu/en/geographical-distribution-2019-ncov-cases


[2] « SARS (severe acute respiratory syndrome) », National Health Service : https://www.nhs.uk/conditions/sars/


[3] « 2009 H1N1 Pandemic (H1N1pdm09 virus) », Centers for Disease Control and Prevention, 11/06/2019 :https://www.cdc.gov/flu/pandemic-resources/2009-h1n1-pandemic.html


[4] « Mourir de faim ou tomber malade : en Afrique, un confinement à hauts risques face au coronavirus », Le Monde, 16/04/2020 : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/16/mourir-de-faim-ou-tomber-malade-en-afrique-un-confinement-a-hauts-risques-face-au-coronavirus_6036790_3212.html


[5] « COVID-19 : quand une note diplomatique française prédit la chute de certains Etats africains », Agence Ecofin, 04/04/2020 : https://www.agenceecofin.com/politique/0304-75384-covid-19-quand-une-note-diplomatique-francaise-predit-la-chute-de-certains-etats-africains et « L'effet pangolin » : la tempête qui vient en Afrique ? », Note diplomatique du Centre d'Analyse, de Prévision et de Stratégie du Ministère des Affaires Étrangères, 24/03/2020


[6] « COVID-19 : les hôpitaux japonais au bord de l'effondrement », Radio Canada, 18/04/2020 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1695146/japon-hopitaux-pandemie-coronavirus

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